Journal Le Sphinx

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Éloge de l’effondrement : la Coupe du monde au Qatar

« Il faut laisser la polémique de côté et laisser la place au jeu et à la Coupe du Monde ». C’est en ces termes que Zinedine Zidane, un brin agacé, a souhaité mettre sur le banc toutes les critiques qui ont entouré l’organisation de la Coupe du Monde au Qatar. En somme, revenons à l’essentiel désormais, le divertissement, et au diable tout ce qui pourrait l’altérer, la (géo)politique, l’écologie ou, tout aussi gênant, les droits humains. Le 20 Novembre, des milliards d’individus s’attrouperont ainsi devant leur écran de télé, les yeux rivés sur le ballon, rien que sur le ballon. Notre jouissance avant tout, quel qu’en soit le prix. Voilà la très probable leçon que nous offrira cette 22ème compétition. A moins que… 

Il ne s’agit pas ici de moraliser ou d’appeler au boycott. Chacun est libre, principe fondamental, et rien n’est jamais parfaitement blanc ou noir, principe élémentaire. D’un côté, nous avons tout de même un scénario digne des plus grands romans policiers ; une organisation internationale déjà toute puissante et corrompue, attribuant, non sans soupçon, une grande compétition sportive à un petro-État islamique, en quête de puissance, à tout prix. Sans s’étaler (nous le pourrions) sur la traite d’êtres humains et l’abomination écologique de ce récit, nous pouvons tout de même nous entendre sur le fait que cette Coupe du monde nous propulse loin, très loin, d’un conte de fées. Une armée de scénaristes chevronnés ne s’y seraient pas aussi bien pris pour glorifier les turpitudes de notre humanité.  

De l’autre côté, du moins de ceux qui se préoccupent autant des trajectoires de notre planète que de celles des ballons, nous sommes face à une véritable impasse intellectuelle, un terrible choix cornélien ; doit-on ou non boycotter cette coupe du monde ? Telle est la question. Le sacro-saint principe d’ouverture et de rapprochement entre les peuples peut-il encore résister à l’ensemble des faits délictueux reprochés aux organisateurs ? Les timides, et très vraisemblablement fragiles, concessions consenties par le Qatar sont-elles suffisantes pour nous convaincre du bien-fondé universel de l’évènement ? Peut-on se contenter du peu quand on part, voire que l’on rétrograde, d’aussi loin ? Débats sans fin. Assurément. Mais débats qui ne cessent de prendre de l’ampleur à mesure que l’évènement se rapproche, avec un malaise généralisé en toile de fond.

Les opposants au boycott se donnent, de leur côté, beaucoup de peine pour légitimer leurs futures soirées télé, avec un certain art de l’esquive. Plutôt que d’affirmer que leur passion pour ce sport est trop forte, et que regarder ne revient finalement pas forcément à cautionner, ils tentent maladroitement de politiser un front « anti-boycott ». Selon eux, il est de toute façon trop tard et il aurait fallu agir dès l’attribution. C’est oublier les investigations et instructions judiciaires qui se sont multipliées ces 12 dernières années, sans pouvoir faire vraiment vaciller cette forteresse imprenable qu’est la FIFA. Ils dénoncent aussi l’hypocrisie d’un boycott alors qu’aucun cas n’a été fait des aberrations des précédentes éditions au Brésil et en Russie. Aucun cas, probablement pas et, de toute façon, les désastres passés ne sauraient aucunement légitimer ceux de demain. Enfin, ils alertent sur l’impasse dans laquelle nous entraînerait un boycott. Imaginez les débats entre les 211 pays de la FIFA pour savoir lesquels seraient assez propres et respectables pour accueillir les compétitions. Si cela risque d’être effectivement assez périlleux, la FIFA ne peut toutefois se fermer indéfiniment à ces débats. Ne devrait-on d’ailleurs pas exiger qu’elle se dote, en conformité avec les bonnes pratiques internationales, de critères d’attribution environnementaux et sociaux ?     

Quoiqu’il en soit, une chose est sûre, la Coupe du monde aura bien lieu. La question est désormais de savoir avec quelle affluence et avec quel engouement. Ce sera un véritable test, à l’échelle mondiale, de l’engagement citoyen face aux dérives des logiques de puissance, qui s’accaparent tout, même nos sports. Il ne s’agit finalement pas tant d’accabler le Qatar, nation pas moins nocive ni respectable que bien d’autres, mais de notre capacité collective à dépraver autant un bien commun, le sport. Aussi marginale est-elle au regard des enjeux globaux que nous affrontons, cette Coupe du monde constitue une mise à l’épreuve de notre capacité d’action et d’indignation à refuser que nos sociétés se délitent, pour quelques passements de jambes. Le 20 Novembre, il s’agira, d’une certaine manière, de choisir de faire l’éloge de notre effondrement ou de s’y opposer en faisant un petit geste pour l’humanité… en éteignant sa télé.  

Romain André (AFD)

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